Interview croisée de Lucas Debargue et Charly Mandon - Festival Des Forêts
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Interview croisée de Lucas Debargue et Charly Mandon

A l’occasion de la création du Waldtrio de Charly Mandon et du Trio n° 2 de Lucas Debargue, commandes du Festival des Forêts, les deux compositeurs et pianistes se confient sur leur rencontre, leur processus de création, ainsi que sur leur façon de penser la musique. Ces œuvres, entre autres, seront jouées par Lucas Debargue, accompagné des talentueux frères Castro-Balbi, lors de deux concerts de haute volée, le mardi 24 juin 2025 au château de Pierrefonds.

Gala d’ouverture : Mardi 24 juin 2025 à la Salle des gardes du Château de Pierrefonds à 19h & 21h.

Propos recueillis par Camille Villanove en mai 2025

Une bonne raison de vous lever le matin ?

 Lucas : Ce que je vais apprendre dans la journée.

Charly : Aucune bonne raison. Je repousse d’ailleurs toujours ce moment au maximum, en attendant le point de bascule où rester couché finit par être plus ennuyeux que d’aller faire couler mon premier litre de café de la journée.

Votre devise ?

 Lucas : “Bien faire et laisser braire” : comme dit souvent mon ami pianiste et inventeur de pianos Stephen Paulello.

Charly : Sic transit gloria mundi.

Votre œuvre culte ?

 Lucas :

“For a few dollars more” de Sergio Leone. Mais j’aurais pu dire le 15eme quatuor de Beethoven, Les Enfants Jeromine de Wiechert ou l’album Yanqui UXO de Godspeed you black emperor…

Charly :

Impossible de répondre. L’art n’est pas un pic mais un haut-plateau : il y a certes des choses plus grandes que d’autres, mais quand on arrive à une certaine altitude la pyramide s’aplanit et on marche parmi les chefs-d’œuvre, qui sont chacun leur propre sommet dans leur propre référentiel.

Même si ce n’est pas une réponse à votre question, je dois avouer qu’un titre m’est tout de même venu à l’esprit en la lisant : Orange mécanique. Quand je traverse le désert en matière d’inspiration, je revois ce film et ça me fait en général l’effet d’un rail de cocaïne (d’après ce que j’en sais par le cinéma – j’ai un tempérament beaucoup trop addictif pour me risquer à ce genre d’expériences !).

Une rencontre déterminante dans votre parcours artistique ?

 Lucas :

Charly Mandon ! En plus de la rencontre avec lui à proprement parler – qui a donné immédiatement naissance à une amitié indéfectible -, c’est lui qui m’a présenté à Stephen Paulello, Jérôme Pernoo, Jérôme Ducros, et Stéphane Delplace qui ont constitué également des rencontres déterminantes dans ma vie d’homme et de musicien.

Charly :

Lucas. Il est certes un de mes interprètes les plus fidèles, mais le Lucas compositeur est aussi et de loin mon collègue le plus proche, un des rares auprès desquels je peux me confier entièrement en matière de création, que ce soit sur la vision historique ou la concrétude de la matière musicale. Et je crois que la réciproque est vraie. On peut vraiment tout se dire, avec une stricte honnêteté l’un vis-à-vis de l’autre et en même temps une vraie estime réciproque et de l’affection ; c’est extrêmement précieux et constructif. Et ce d’autant plus que c’est sur le long terme : nous sommes vraiment témoins exhaustifs l’un pour l’autre de nos parcours en matière de composition depuis douze ans. Témoins, confidents, souvent premiers lecteurs l’un de l’autre mais aussi critiques, bienveillants mais intransigeants. Je suis arrivé un peu avant Lucas sur ce chemin de l’écriture musicale et pourtant, dès le début, je me souviens qu’il me faisait des remarques d’ordre compositionnel sur les pièces de moi qu’il a pu lire lorsqu’il était essentiellement pianiste. Et ses remarques, qui depuis longtemps sont celles d’un compositeur actif en plus d’être celles d’un concertiste expérimenté, ont très clairement participé à forger mon cap esthétique au fil des années. Lucas m’a en particulier inlassablement poussé à chanter, à déployer des lignes mélodiques plus larges et assumées ; j’étais très combinatoire quand on s’est rencontrés ! En miroir, je pense que je l’ai incité à se structurer davantage et à avoir une vision motivique plus stricte. Nos natures musicales sont fondamentalement différentes mais nos échanges nous ont permis de nous rapprocher sur ces points d’artisanat. Au fil de nos discussions s’est aussi dessiné peu à peu un idéal commun vers lequel tendre, fait d’une recherche de la simplicité et d’un certain classicisme.

Il y a eu d’autres rencontres déterminantes dans mon parcours, qui d’ailleurs ont précédé celle de Lucas : Stéphane Delplace, génie égaré dans l’histoire de la musique, Stephen Paulello, facteur de pianos démiurge qui a créé un instrument exceptionnel à clavier étendu de 102 touches, Jérôme Ducros, autre compositeur de génie mais aussi grand penseur qui m’a considérablement aidé à assumer d’écrire avec le langage qui a suscité ma vocation : la langue tonale, Jérôme Pernoo, violoncelliste et créateur du festival Les vacances de M. Haydn et du Centre de musique de chambre de Paris, qui est un des premiers à m’avoir fait confiance et m’a énormément programmé… Par la suite j’ai organisé la rencontre de Lucas avec chacun d’entre eux et ils sont tous devenus aussi ses amis, ce qui fait qu’une petite communauté amicale, intellectuelle et artistique s’est formée. C’est inestimable pour moi, un tel écosystème.

Il y aurait encore bien d’autres personnes à citer, qui se reconnaîtront si elles lisent ces lignes…

Votre histoire avec le Festival des forêts ?

 Lucas :

Je connais le festival depuis le début des années 2000. Comme jeune auditeur j’y ai vécu certaines de mes toutes premières expériences de concerts classiques. J’y ai ensuite participé grâce à la confiance précoce de Bruno, dans des événements off. Puis en 2021, 2022 et maintenant 2025, sont venues les invitations pour figurer en tête d’affiche ! C’est un festival fantastique associant la musique que j’aime à la forêt compiegnoise si chère à mon cœur – à proximité de laquelle j’ai grandi et vis aujourd’hui.

Charly :

C’est, là aussi, d’abord une histoire amicale. Bruno Ory-Lavollée est un ami de longue date de ma compagne, qui est soprano colorature, et c’est après un concert qu’ils donnaient ensemble à Compiègne que j’ai fait sa connaissance. Il se trouve que nous sommes aussi voisins car nous habitons tous les trois Chantilly. J’ai donc découvert le Festival grâce à Bruno !

Par ailleurs, le Festival a programmé nos deux premiers Trios, à Lucas et moi, lors des deux concerts de clôture de la 30ème édition en 2022. C’est en symétrie que le Festival nous a passé commande de deux seconds Trios cette année, pour les deux concerts du gala d’ouverture.

Je mouille aussi un peu la chemise (littéralement comme on va le voir) pour le Festival sur le volet de l’action culturelle, avec des ateliers à destination des enfants dyslexiques sous forme de Bains de forêt musicaux, au cours desquels je randonne avec un piano numérique sur le dos pour essaimer des moments de musique en divers endroits de la forêt de Compiègne…

Comment vous êtes-vous rencontrés ?

 Lucas : Charly et moi nous sommes rencontrés au CNSM de Paris, par l’entremise d’un ami commun, brillant pianiste : Louis Lancien. Charly m’a été présenté comme un jeune compositeur “qui écrit de la vraie musique pour piano, avec de l’harmonie et de la mélodie” – à l’époque Charly commençait son catalogue avec de redoutables pièces pour piano seul et les faisait enregistrer par ses amis Esther Assueid, Tristan Pfaff et Louis. Nous avons longuement discuté en marchant avec Charly sur l’avenue Jean Jaurès à Paris, dans la foulée, et n’avons cessé d’échanger depuis.

Charly : Un ami commun me laisse un message vocal au printemps 2013, qui dit en substance « Charly je viens de rencontrer un gars incroyable, il faut absolument que je vous présente vous allez hyper bien vous entendre ». On était encore au Conservatoire à l’époque. Comme nous sommes deux grands bavards le courant est effectivement bien passé tout de suite ; lors de notre rencontre je me souviens qu’on avait décidé de marcher un peu sur le retour pour prolonger la conversation avant de se résoudre à prendre le métro, dans les marches duquel nous sommes finalement restés plantés encore une demi-heure à parler littérature…

Lucas, comment décririez-vous l’univers musical de Charly ?

L’univers de Charly ? Une quête de paroxysme lyrique par la mise en tension maximale de tous les éléments musicaux : mélodie, harmonie, rythme. C’est un musicien obsessionnel ultrasensible, à la fois très libre et très rigoureux, qui parvient à faire intégralement reposer ses cathédrales de sons sur les fondations simples et percutantes de ses thèmes.

Charly, comment décririez-vous l’univers musical de Lucas ?

Dans son cas comme dans le mien, je crois que l’univers musical est en partie un révélateur de l’univers mental et psychologique. Celui de Lucas est multiforme, hybride, extrêmement vaste bien au-delà du classique et du jazz pour ce qui est de sa culture, de ce qu’il écoute et de ce qu’il joue. C’est lui qui m’a fait découvrir le peu de rock et autres musiques populaires récentes ou actuelles que je connais. Il est d’une curiosité, d’une voracité de découverte insatiable. Comme musicien, pianiste, compositeur, il lit et absorbe une quantité de musique phénoménale. Tout à fait l’inverse de mon tempérament autarcique, moi qui vis essentiellement dans le silence avec le souvenir des grandes partitions que je connais bien !

Quant à l’univers purement compositionnel de Lucas, dont je viens de peindre la variété des sources, il porte je crois une forte empreinte de sa personnalité : éloquent, lyrique, nerveusement tendu, foisonnant, digressant, virtuose, avec un hédonisme toujours fermement soumis à l’hyperactivité du réacteur nucléaire qui lui tient lieu de cerveau, un hédonisme sans matière grasse. On pourrait presque faire de la phrénologie comparative en se penchant sur nos styles respectifs !

Lucas est un compositeur erratique, capable d’égarements comme d’accès de génie absolu. Il me perd parfois mais certains de ses thèmes, certaines de ses pièces sont parmi les plus belles choses que je connaisse (je me suis promis d’écrire des variations pour piano sur le thème du final de sa Sonate pour violoncelle, qui est extraordinaire !). Il est, comme moi, quelqu’un qui doute énormément, avec une immense exigence, mais contrairement à moi c’est un impulsif, capable de frénésie créatrice sur de courts laps de temps ; il a l’esprit torrentiel, là où je suis plutôt dans le goutte à goutte. Ce trait de personnalité l’a souvent conduit à reprendre intégralement, parfois plusieurs fois, des œuvres déjà finies pour aboutir à une version qui le satisfasse. Son énergie au travail est colossale.

Votre plus grand rêve de compositeur ?

 Lucas : Qu’une de mes pièces de musique, un jour, puisse toucher une personne – même une seule -, au point qu’elle puisse la choisir pour l’accompagner dans un moment de vie heureux ou difficile.

Charly : Pouvoir travailler jusqu’au bout, avoir un accès régulier à des orchestres de bon niveau. Schubert n’a pas entendu une seule de ses Symphonies en concert de son vivant, je ne sais pas comment il a fait pour garder la foi. L’écriture symphonique est une opération lourde, on peut difficilement s’y lancer sans la certitude d’une création en ligne de mire, or l’appel de l’orchestre est devenu très fort chez moi. Pour l’instant j’ai de la chance de ce point de vue, mais dans le contexte esthético-idéologique français je sais cette chance fragile et ne peux qu’espérer qu’elle durera. À part ça je crois que me lancer dans un opéra me tenterait bien aussi, en définitive, vers la quarantaine !

Un vœu pour la vie musicale en France ?

 Lucas :

Que le charlatanisme atonal trouve enfin la place qui lui revient, celle d’un club en marge ; que l’étude de l’harmonie et du contrepoint redevienne un objet d’étude et de joie pour tous les musiciens débutants, qu’ils se destinent ou non à devenir professionnels ; qu’on parle davantage d’art, de qualité artistique et de sens plutôt que de comparer sans cesse au moyen d’attributs idéologiquement polarisés, mais qu’on fasse aussi en sorte de rapprocher les mondes de ceux qui vivent avec la musique classique et de ceux qui l’ignorent faute de la connaître ; qu’on salue le passé sans le diviniser, qu’on célèbre la musique au présent avec une passion clairvoyante, et qu’on construise l’avenir en donnant une priorité absolue à la transmission et au partage vivant des œuvres ; qu’on cesse d’aller au concert avec les mêmes attentes que quand on écoute un disque chez soi ; que les concours de musique plébiscitent le geste de l’artiste et non la discipline de l’étudiant ; que l’improvisation devienne le cœur de la pratique instrumentale ; que les conservatoires cessent de seulement conserver ; que les services publics laissent la végétation proliférer sur les monuments aux compositeurs – y compris les plus récents ; que ce soient les poètes qui se chargent de faire de la critique et non les critiques qui s’imaginent faire de la poésie ; que l’indépendance d’esprit, l’esprit critique, la pratique artistique consciente deviennent l’essentiel pour les étudiants dès l’adolescence ; que les musiciens lisent au moins autant de livres qu’ils lisent de partitions ; que le métronome disparaisse ; que l’on ne parle plus de musiciens “doués” et “des autres” ; que l’on s’interroge sur la valeur musicale de La Marseillaise ; que la facture instrumentale évolue ; que l’on ne se sente plus obligé de ne pas applaudir entre les mouvements d’une sonate ou d’une symphonie ; que les musiciens s’expriment davantage sur ce qu’ils font, y compris sur scène… etc, etc.

Charly :

Qu’elle s’ouvre. On ne va pas se mentir, l’héritage de la pensée boulézienne règne encore dans la majorité des institutions qui gèrent les politiques publiques culturelles. Il y a encore bien des interlocuteurs dans le milieu qui, parce que nous utilisons la langue tonale, ne nous considèrent même pas vraiment comme des compositeurs dignes de ce nom, en vertu du raccourci idéologique « langage tonal = pastiche réactionnaire » / « création contemporaine valable = tout sauf le langage tonal ». Même si dans les années 1950 tout cela a pu avoir un sens ponctuel, aujourd’hui, c’est vraiment le niveau 0 de la pensée historique, artistique et philosophique ; c’est évidemment le réel qui détermine ce qui est contemporain, pas le politique, et l’usage de la langue tonale de nos jours est peut-être l’un des phénomènes les plus actuels qui soient en matière musicale. Le théorème un peu totalitaire qui affirme l’inverse est pourtant encore très présent dans les logiciels mentaux de bien des responsables culturels, et même si en privé beaucoup d’entre eux sont en réalité loin de ça, le mot d’ordre général est toujours là. Il y a un biais cognitif théorisé depuis les années 1930 qui décrit ce phénomène : l’ignorance pluraliste. Et pourtant le public est là, en demande d’une musique contemporaine qui lui parle et qui le touche. Les témoignages spontanés que je reçois après quasiment chaque création sont sans équivoque et j’ai parfois l’impression d’une histoire d’amour contrariée entre le public et les compositeurs de notre sphère langagière, qui ne s’assouvit que clandestinement lors de rendez-vous de contrebande organisés dans le dos des gardiens de la Morale esthétique.

Fort heureusement il y a aussi beaucoup de zones libres où l’on peut exister pleinement, comme le Festival des forêts !

Parlez-nous de vos trios

Entre la commande adressée par le Festival des forêts en 2024 et la création aujourd’hui, quelles étapes ont jalonné votre travail ?

 Lucas :

Cela m’a pris 10 mois en tout. J’ai eu l’idée musicale principale de mon Trio l’été dernier, pendant quelques jours de repos chez mon père dans la Drôme. La rédaction des esquisses a pris 8 mois en tout – à cause de mon emploi du temps de concerts – mais le temps que j’y ai réellement consacré peut se compter en jours… La dernière ligne droite, celle de l’instrumentation et de la gravure, a pris deux mois – là aussi, quelques jours en vérité, du fait de mes tournées.

Charly :

Bruno m’a appelé en septembre pour confirmer la commande et l’idée du thème principal du Waldtrio est venue peu de temps après. Le processus compositionnel suit toujours les mêmes étapes chez moi : « trouvaille » du matériau thématique générateur de la pièce, exploration du matériau qui conduit à l’accrétion de premiers « blocs développants » et à la découverte d’idées secondaires, puis travail plus chronologique avec l’établissement d’une « trame » complète au brouillon et enfin, rédaction instrumentale détaillée au propre. La première phase, celle de la trouvaille, peut être très longue, car l’inspiration frappe quand elle veut et pour trouver un « bon » thème musical, je ne peux rien faire d’autre qu’attendre la pluie en dansant autour d’un totem ; pour le Waldtrio, elle a été très rapide, Alleluïa ! La seconde phase, d’exploration, s’est étalée d’octobre à janvier, mais de manière assez passive, ce n’était pas du tout mon chantier principal durant cette période ; cet intervalle de temps permet aux idées présentes de mûrir dans un coin de tête, de temps en temps je les reprends au piano et vois comment elles peuvent se développer, se varier, sans trop me préoccuper du cadre formel à ce stade ; à l’écrit il n’y a que quelques premières esquisses éparses. La phase de trame, la plus importante, celle qui génère toute la continuité mélodique et harmonique de la partition et donc toute sa structuration, m’a occupé de février à mi-mai, alors que je visais fin mars ; j’ai payé après coup la facilité avec laquelle m’était venu le thème principal ! Je peux dire que j’en ai vraiment bavé, comme rarement ; autant la première partie (Exposition) s’était fixée assez vite et naturellement, autant les trois suivantes (Développement, Réexposition et Développement terminal – suivant le plan de la Forme sonate) m’ont donné un constant fil à retordre ; les grandes lignes étaient pourtant là, mais je me suis arraché les cheveux sur mainte transition, maint détail de structuration des sous-sections, mainte articulation tonale ; à ce stade ce sont surtout des dizaines et des dizaines d’heures passées au piano, et aussi beaucoup d’heures de marche quand le clavier devient une impasse et qu’il faut travailler de tête ; des semaines sans rien noter parfois, le temps de boucler la gestation mentale d’une partie cohérente de la pièce, puis quand elle est enfin prête une notation à la hâte, parfois très détaillée mais le plus souvent très lacunaire avec seulement une ligne mélodique et quelques basses. J’ai tellement peiné sur cette étape essentielle de la composition que, déjà très en retard sur la date de rendu théorique (le 24 avril) et malgré quelques zones d’ombre persistantes, j’ai dû me résoudre vers la mi-mai à passer à la dernière phase, la rédaction instrumentale au propre ; c’est l’établissement du manuscrit définitif, où on écrit le détail de chaque partie instrumentale en reprenant la trame de bout en bout ; c’est allé très vite pour la première moitié de la pièce, mais la seconde m’a replongé dans les affres de la conception car plusieurs sections n’étaient toujours pas vraiment fixées et certaines autres, pourtant déjà beaucoup travaillées et retravaillées, ne me convenaient toujours pas. J’ai finalement été rendu le 26 mai… il ne restait plus qu’à finir de tout saisir sur le logiciel de notation, à établir les phrasés, tempos, nuances, à mettre tout cela en page pour les musiciens et à leur envoyer leur parties définitives le 1er  juin à midi, quelques heures avant leur première répétition à Weimar ! juste avant le gong.

Pardon, j’ai encore été épouvantablement long pour répondre, c’était la question à ne pas me poser ! Mais ça donne une idée de ce qui se cache derrière à peine onze minutes de musique… j’espère que le produit fini ne porte aucun stigmate de son pénible enfantement et que le jeu en aura valu la chandelle.

Vous composez pour des musiciens que vous connaissez, amis ou partenaires de musique de chambre de longue date. En quoi cela a-t-il orienté votre écriture ?

 Lucas :

Les Castro Balbi n’ont aucune limite instrumentale ou musicale. Ils peuvent absolument tout jouer. Notre amitié et la connaissance que nous avons des uns et des autres permet aussi d’aller tout de suite à l’essentiel quand nous répétons ensemble. En revanche, quand je suis “dans le dur” de l’écriture, je ne pense à rien d’autre qu’à la musique : seules les notes m’orientent. 

Charly :

C’est très motivant. Dans le monde d’abstraction qu’est l’acte compositionnel, cela donne un point d’horizon très incarné. Quand ce sont des musiciens aussi exceptionnels, c’est même une invitation à la générosité. Il faut seulement prendre garde à ne pas s’emballer sur le plan de la difficulté instrumentale, au risque que personne d’autre qu’eux ne rejoue la partition ensuite !

Savoir que les interprètes sont des amis, qui seront notre premier public quand ils déchiffreront et nous ferons un premier retour sur l’œuvre, ça humanise et incarne énormément. Si faire se peut, se projeter dans leur interprétation accroît encore le désir de proposer quelque chose de beau à chaque mesure. Avec Lucas au piano en particulier, je peux le visualiser d’avance en train de lire la partition et s’enthousiasmer quand ça chante, se déploie, quand la proposition polyphonique ou rythmique est substantielle, ou alors pester quand quelque chose n’est pas clair, quand une articulation formelle ne respire pas assez, quand un élément de réalisation instrumentale forme un grumeau dans la pâte et entrave sa fluidité de lecture. Musicalement parlant Lucas est une boussole qui indique le nord, je la suis donc volontiers.

Vous êtes-vous tenus informés de l’avancée de vos trio respectifs, au fur et à mesure ? Qu’est-ce que cela vous a apporté ?

 Lucas :

Constamment, quasi quotidiennement. Cela apporte de la chaleur humaine si on peut dire, car le processus de composition est très solitaire, très isolant. Se savoir mutuellement compris l’un par l’autre, Charly et moi, contribue à donner du sens à tout le temps et toute l’énergie que nous investissons dans l’écriture de nos œuvres. 

Charly :

Oui, beaucoup. On ne se montre rien mais on se décrit beaucoup les choses. Enfin, Lucas a une plus grande propension au partage avant achèvement que moi, qui ai toujours beaucoup sacralisé l’acte créateur. Cela dit je me décoince un peu avec l’âge, je crois que je lui ai montré ma première page quelques semaines avant d’avoir terminé, et j’avais également vu ses incipits de mouvements. Mais j’aime garder pour la fin le plaisir de la surprise faite à l’autre, quand il découvre tout d’un coup. On se tient donc informés de manière surtout abstraite, des grandes questions conceptuelles qu’on se pose, de nos difficultés, de notre inquiétude face à la deadline de rendu approchante puis dépassée…

C’était assez réconfortant d’être en retard ensemble, même si chez moi le travail est lent et laborieux là où Lucas est souvent capable de coups de génie qui le propulsent d’un bond à des encâblures de là où il était la veille. Heureusement qu’il y a sa carrière trépidante de concertiste pour le ralentir un peu ! Si je devais travailler comme lui dans l’avion, dans le train, ou rentabiliser les quelques journées off prévues longtemps à l’avance dans l’agenda, je pense que j’aurais écrit trente secondes de musique.

Quelle expérience souhaitez-vous faire vivre aux auditeurs de votre morceau ?

 Lucas :

Un beau et intense moment musical, en espérant que la musique les emporte temporairement loin de leurs soucis.

Charly :

J’ai personnellement une telle propension à l’ennui, en concert, que je sais au moins ce que je ne veux pas faire vivre aux auditeurs. Ennuyer le public est vraiment un péché capital à mes yeux, dans l’absolu de l’Art évidemment mais peut-être encore plus aujourd’hui où le lien entre l’auditoire et la création a été si abîmé par près d’un siècle d’avant-gardisme musical. Il ne faut pas voir de populisme dans cette déclaration : je me place toujours, en tant que compositeur, comme mon propre public. Il n’y a pas de dissociation ontologique chez moi entre ce que j’aime entendre et ce que j’essaie de donner à entendre. Cela peut paraître évident mais ça ne l’est plus du tout en matière de création contemporaine ! Je discutais encore récemment avec un collègue TRÈS avant-gardiste qui me disait combien il aimait le lyrisme de Rachmaninov… il ne s’agit pas d’imiter quoique ce soit, évidemment, mais nous sommes tout de même un peu ce que nous mangeons, même si les briques élémentaires sont découpées et recombinées en nouvelles protéines spécifiques absentes, sous leur forme finale, de notre alimentation. Je me demande donc toujours par quel processus chimique certains confrères, qui semblent butiner les mêmes champs que moi, arrivent à produire de la soude caustique dans leur ruche en fait de miel. Toute cette digression pour dire que je voudrais pouvoir me cacher au milieu du public, ne pas m’ennuyer en écoutant ma propre musique et sentir les gens captivés autour de moi. Cela signifierait que mon propos musical est assez intelligible et intéressant pour retenir leur attention pendant les quelques minutes où la partition s’adresse à eux via mes interprètes. Car qu’est-ce qu’une œuvre, si ce n’est peut-être le meilleur de ce que l’on a à dire au monde, patiemment quintessencié durant de longs mois pour espérer donner du tranchant au message ?

Une parole que vous aimeriez entendre en égarant une oreille dans le public à la sortie du concert ?

 Lucas :

Pour moi, les seules expressions qui font sens après un concert sont “merci” ou le silence – quoiqu’il veuille signifier. 

Charly :

Si le public parle des créations après le concert, c’est gagné. Ce qui nous flatte en tant qu’individus n’a pas vraiment d’importance, l’essentiel est que le public se réapproprie la musique vivante, la musique écrite aujourd’hui par des compositeurs qui en écriront encore demain, et donc qu’il ait envie d’en discuter, d’en débattre. J’entends souvent beaucoup de choses qui me font plaisir après une création, mais ce qui compte c’est d’entendre des choses se dire tout court. Il n’y a qu’une défaite : l’indifférence !